« La poésie doit être faite par tous. Non par un. »
Jacques Sivan a publié Le corps-bibliothèque dans la revue Mettray du nom de la tristement célèbre colonie, sur laquelle je reviendrai, en attendant voici un texte que j'aurai voulu écrire, Rimbaud-Lautréamont m'ayant accompagnée et détournée d'un présent audacieux, il ne faisait beau que grâce eux! Je remercie de le cipM de Marseille d'avoir mis ce texte à notre disposition...
Bonne lecture! (Remise en forme du texte à 00:30)
Jacques Sivan
le corps-bib liothèque
une bibliothéconomie de la langue
"La poésie doit avoir pour but la vérité pratique."
Lautréamont,
Poésies III
« La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. » Je ne sais pas
vraiment pourquoi mais j’ai toujours considéré ce vers de Mallarmé,
extrait de
un devenir fictionnel (la fiction est une réalité), que j’appellerai
jacques, autogère et génère sa multiplicité proliférante en
l’expérimentant quotidiennement entre autres régimes de langue
selon le registre poétique et bibliothéconomique.
Dès la seconde moitié du dix-neuvième siècle, la poésie française
fait état d’un malaise dû à l’effet de saturation d’un sujet clos dont
l’unicité est apparue de plus en plus illusoire, voire dangereuse, tant
le nombre toujours croissant des noms qui peuplent le moi, le
surpeuplent – le surdimensionnent devrait-on dire – boursoufle sa
chair.
Époque des « Grandes Têtes Molles » disait Lautréamont.
Lautréamont, Mallarmé mais bien sûr aussi Rimbaud, chacun vit
selon son mode de fonctionnement (mode mineur ou mélancolique
chez Mallarmé, mode majeur ou révolté chez Rimbaud et
Lautréamont), dénonce, mais surtout, prend en compte la
multiplicité du réel que nous sommes, en expérimentant de
nouvelles formes d’économie verbale et en tentant de mettre au
point un dispositif permettant d’en faciliter les flux, d’en préserver
ou aménager les écarts, d’en ajuster les mécanismes.
Dans
enjeux des je qui animent un sujet forcément problématique parce
que toujours instable et donc fictionnel puisqu’il produit et n’est
que le produit de situations dont la variabilité quasi incontrôlable
ne cesse à tout instant de le dédire. De son côté, dans
Brise marine, comme étant le point nodal à partir duquelUne saison en enfer, Rimbaud met l’accent sur les jeux et lesPoésies,Lautréamont, considérant que « la poésie est la géométrie par
excellence », met en évidence et active certains fonctionnements et
les corrige : « Je prends à part les plus belles poésies de Lamartine,
de Victor Hugo, d’Alfred de Musset, de Byron et de Baudelaire, et je
les corrige dans le sens de l’espoir ; j’indique comment il aurait fallu
faire. » Afin de dégonfler la langue de tout pathos subjectif, qui
l’engorge et la paralyse, Lautréamont utilise des procédés
mécaniques et logiques tels que l’emploi de séries, de la symétrie,
du dédoublement, de la répétition ou du renversement.
De son côté, Mallarmé, dans
fonctionnements mécaniques aptes à gérer, à partir de la question
du livre, et de façon tout à fait pragmatique, l’hétérogénéité
évolutive du monde que nous sommes. Cette mécanique fort
complexe intègre et met concrètement à l’épreuve tous les
paramètres du
nécessitant un meuble conçu à cet effet afin qu’elles puissent être
exposées, agencées et lues selon un mode de lecture centripète et
centrifuge, puis selon ce même mode mais inversé ; mode de
diction élaboré ; agencement du lieu où ce livre va être, il faut bien
le dire, performé (lustre, nombre de spectateurs, emplacement du
meuble, etc.), nombre d’exemplaires, prix, etc., le tout faisant oeuvre.
Tous ces agencements, jamais acquis, toujours en cours de
réinvention, à la fois joués ou scénaristiques, logiques, mécaniques
débloquent la multiplicité des régimes de langue pour mieux les
faire jouer entre eux. Ils favorisent des télescopages de savoirs
parfois contradictoires. Or ce sont ces effets d’amplitude, de rupture,
de perte, d’excès calculés et vécus comme des déséquilibres, des
chaos qui instaurent un espace pluriel, troué, transformant l’espace
poétique en un véritable « ministère des coïncidences » dirait M.
Duchamp.
II
De façon tout aussi pragmatique, tout écrivain, étant au moins le
bibliothécaire de sa propre bibliothèque, a le souci de rendre celleci
opératoire. Cette bibliothèque a ceci de particulier que le choix
et l’ordonnancement qui la caractérisent s’opèrent selon les
nécessités propres aux divers réglages des régimes de langue que le
poète met au point. De sorte que la langue effectue par elle-même
un véritable travail bibliothéconomique. En se réécrivant, en
favorisant son autorégulation, l’écriture poétique bouleverse et
réajuste inlassablement les pratiques et les savoirs du monde qui
l’agit et qu’elle renouvelle.
Il va sans dire que la bibliothèque de tout écrivain manifeste, par ses
manques ou par ses surplus, par sa cohérence mais aussi par son
incohérence, l’incroyable diversité et hétérogénéité d’autres
bibliothèques possibles ou réelles et générées elles aussi par d’autres
reformulations de l’économie verbale, par d’autres nécessités
fonctionnelles : nécessité visuelle, purement sonore, narrative,
lyrique, concrète, numérique, etc., pour ne rester que dans des
cadres généraux et approximatifs.
Ce problème, parce qu’il est essentiellement celui de la langue, est
au coeur des préoccupations du poète et du bibliothécaire. C’est la
raison pour laquelle j’ai voulu être poète et bibliothécaire. L’un et
l’autre, chacun à sa façon, ont pour mission de proposer un espace
toujours à repenser, toujours à renouveler, à redistribuer pour faire
interagir selon des modes toujours à redéfinir la multiplicité des
jeux de langage qui animent et renouvellent, non sans heurts ni
conflits, le monde. Espace incertain, improbable certes ! Existe-t-il
une bibliothèque idéale, un agencement verbal définitif facilitant le
réagencement perpétuel du monde ?
La bibliothèque de tout poète étant la bibliothèque de
est savoureux de constater que tout écrivain invité chez un autre
écrivain ne tarde pas, lorsque l’occasion se présente, à examiner la
bibliothèque de son hôte. D’une part, ce besoin s’avère
indispensable s’il souhaite situer très concrètement, mais
approximativement, parmi l’infinité des régimes de langue, ce
dispositif singulier. D’autre part, sa curiosité lui permet de faire le
point sur l’agencement et le contenu de sa propre bibliothèque,
laquelle, envisagée depuis cet autre lieu (= l’autre langue, l’autre
bibliothèque) lui devient momentanément problématique et
comme étrangère.
La vue d’une bibliothèque nous met en question, nous dé-place
comme se trouvent être déplacées toutes les briques de mémoire
potentiellement en action que sont les livres (lesquels n’attendent
que l’oeil du lecteur pour être activés et modifier le regard qui, dans
le même temps, les agit) lorsque l’ajout ou le retrait d’autres briques
modifient l’équilibre général. De même, la conception d’une
bibliothèque, surtout lorsqu’elle s’avère être aussi originale que celle
du CIPM, déplace à sa façon les autres bibliothèques (les resitue
momentanément), déplace les livres, déplace la langue.
Déplacement dont les conséquences très concrètes sont loin d’être
prévisibles car le monde des bibliothèques comme celui de la
poésie s’inscrivent tous deux dans un déjà existant éminemment
pluriel et instable du fait de cette pluralité. À l’opposé du cliché
habituel l’espace documentaire comme l’espace poétique ne sont
pas des lieux clos, préservés, statiques. Ce sont au contraire des
lieux qui, plus que tout autres, doivent réagencer des flux pour
favoriser des rencontres improbables.
Concernant les bibliothèques, cela se traduit par la diversité d’un
public (= regard infiniment pluriel et perpétuellement renouvelé)
aux composantes fluctuantes et aux attentes variables à l’égard de
savoirs toujours plus diversifiés et pléthoriques, divulgués sur toutes
sortes de supports : livres, CD, DVD, Internet, etc. Concernant la
poésie, la multiplicité des régimes de langue réclame, comme nous
le verrons par la suite, une forte capacité critique, c’est-à-dire la
faculté d’utiliser et de combiner des techniques d’écriture, qu’elles
soient verbales, sonores, visuelles pour fluidifier la langue, la
dynamiser, et la rendre apte à déjouer, détourner, réutiliser les
codifications sclérosantes produites par une société en mal de
profits immédiats. Travail de mise au point donc, pour laisser
advenir autant que possible les hasards les plus favorables.
III
Nietzsche, dans une lettre délirante adressée à Burckhardt et citée
par Didi-Huberman, envisage ce dispositif structurant comme un
« édifice ». Voici ce qu’il écrit : « Ce qui est désagréable et
embarrassant pour ma modestie, c’est qu’au fond je suis chaque
nom de l’histoire. » Et il conclut sa lettre en ces termes : « Cher
Monsieur le Professeur, vous devriez voir cet édifice […], c’est à
vous que revient toute la critique […]. Nous autres, artistes, nous
sommes inenseignables. »
Plusieurs observations sont à faire. Tout d’abord, comme le dit Didi-
Huberman, « il importe de comprendre l’enjeu
structural, d’un récit de
généalogique
critique de l’histoire et de sa patiente élaboration du temps à travers
des concepts tels que la généalogie ou l’éternel retour ».
Accepter la part délirante de tout travail critique, c’est considérer
son processus dans sa globalité. C’est reconnaître la dimension
heureusement opératoire de hasards souvent contradictoires
générés par ce processus critique, lequel est lui-même généré par
les hasards qu’il a tentés de rendre positivement actifs. Par
positivement actifs on entend ces hasards qui, momentanément, ont
la capacité de nous éviter les sensations que Nietzsche qualifie de
désagréables et d’embarrassantes pour notre modestie.
Les hasards heureux sont donc les hasards modestes, c’est-à-dire
ceux tout à fait pragmatiques qui évitent les boursouflures, les
blocages, les engorgements générateurs de « Grandes Têtes envisage comme un « édifice »corps-bibliothèque donc, toujours encorps-bibliothèque est ce problématique corps nominal constituéLivre – ne l’empêchein Poésies II). Parce qu’ils sont
Molles ». Ceux qui nous sont individuellement et collectivement
bénéfiques et qui, loin de nous détacher des réalités, ou d’être
détachés eux-mêmes des réalités, sont la réalité perpétuellement en
crise parce que toujours en cours de réagencement. C’est la raison
pour laquelle lorsque Nietzsche s’
peuplé par les grands noms de l’histoire, il ne peut considérer cet
édifice que de façon problématique car toujours en mouvement.
Cet édifice en perpétuelle métamorphose est le corps même de
l’artiste. Corps-mémoire,
construction, et dont la perpétuelle mise en procès par l’interaction
des savoirs évite toute forme d’obstruction ou les faux décollages.
Corps amoralement, c’est-à-dire mécaniquement et hasardeusement
expurgé de lui-même, humilié, dédit. Humilié et dédit car, écrit
Mallarmé, « dans un acte où le hazard est en jeu, c’est toujours le
hazard qui accomplit sa propre Idée en s’affirmant ou se niant.
Devant son existence la négation ou l’affirmation viennent échouer.
Il contient l’Absurde – l’implique, mais à l’état latent et l’empêche
d’exister : ce qui permet à l’Infini d’être. »
Le
et constitutif de la très vive interaction de savoirs les plus
hétérogènes, dont le mouvement ininterrompu s’alimente et
alimente (d’)une infinité d’actes le plus souvent imprévisibles. Ce
mouvement ininterrompu contient l’Absurde, l’implique nous dit
Mallarmé mais, selon moi – et dans ce que je crois percevoir de
l’heureux phénomène d’inachèvement du
nullement d’exister, seulement le relativise (évitant de la sorte,
comme nous l’avons déjà dit, toute fausse envolée vers un mythique
au-delà du réel) et relativise de ce fait l’ « Infini d’être ». C’est ce
qu’a mis en évidence Marcel Duchamp qui transforme ce que
Mallarmé appelle d’autres fois la Pensée ou l’Idée en simple
« Ministère des coïncidences ».
À la suite de Marcel Duchamp, Robert Filliou met en place le
principe d’équivalence (« bien fait, mal fait, pas fait »), lequel trouve
son prolongement naturel dans la création de la « République
géniale » par le biais de trois concepts importants « création
permanente, réseau éternel et fête permanente » qui réactivent et
développent la célèbre formule de Lautréamont : « La poésie doit
être faite par tous. Non par un. » (
l’« édifice » en acte de la mémoire universelle - et nous invitent à
l’être dans nos pratiques quotidiennes, qu’elles soient
professionnelles ou autres - Mallarmé, Duchamp, Filliou, Nietzsche
en sont dans le même temps, par leurs perspicaces manifestations
critiques, les véritables bibliothécaires.
Jacques Sivan
critique, voirecrise […]. De même que l’incorporation, chez Nietzsche en délire, n’est pas dissociable de sasa langue ilLe Livre, repère et met en place desLivre tel qu’il le conçoit : feuilles détachées