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Battants sur le toit
30 décembre 2006

Thomas Bernhard, le musicien de la littérature.

Thomas Bernhard, le musicien de la littérature.

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En cette fin d'année, j'ai pu voir des sélections de livres diverses et je repensais que les derniers grands romans qui m'avaient accompagnée étaient ceux de Thomas Bernhard et que je relisais régulièrement L'Homme sans qualité de Musil comme une oeuvre à la jointure de la littérature et de la philosophie, ceux de Bernhard comme l'écoute infatigable de L'Art de la fugue, avec une affection dans les deux sens du mot pour Le Neveu de Wittgenstein ou l'histoire d'une amitié entre trois individus scellés par un pacte à la fois ironique et terrible dans cette amitié-même,  Des arbres qu'on abat, Le naufragé, La cave... Je peux comprendre que cette esthétique de la mort et de la mise à mort de tout le "milieu" culturel autrichien puisse révulser au même titre que des chants de morts, mais Bernhard a su dépasser les impasses fantasmagoriques auxquelles son oeuvre le conduisait dès l'Origine, jouant avec les deux instances énonciatives l’acteur-narrateur et son objet (au premier chef, le monde autrichien), et avec ces deux instances et le texte lui-même. Les deux voix se chevauchent jusqu'à promouvoir le texte au rang de narrateur. Il faut rappeler que Thomas Bernhard, grand lecteur de Schopenhauer et de Nietzsche possède du philosophe des cimes une connaissance intime, son aversion pour la bourgeoisie Viennoise, son pessimisme irréductible devant ce qu'il observe ; non pas une décadence mais la pure et simple décomposition d'une société que son rythme unique mime de façon organique nous somme à dire que sa langue est celle du constat, du c'est comme ça, c'est ainsi et rien que cela. Ni plus ni moins. Bernhard témoin de cela, de cette bassesse et de cette abjection auxquelles il revient inlassablement. On le dit hargneux, j'y vois davantage un mépris accablé pour "le domaine de Wolfsegg", cette campagne omniprésente dans son oeuvre comme figure de la réclusion pour la plupart de ses personnages, cette campagne rongée par la médiocrité et l'humidité, presque décrites sur le même plan, factuel, aussi brumeuse qu'un cauchemar dont on ne sort pas, un trou où les habitants ne semblent connaître que la haine qui est encore un sentiment..., ("la famille- père, mère, frère, les deux sœurs également laides et méchantes, le beau-frère ridicule – une abjection, une infâme bouillie de catholicisme national-socialiste"). Son mépris et son rejet de tout ce qui "constitue" ou participe de cette Autriche, il en a fait une partition baroque jubilatoire avec un thème modulé, des fugues enchâssées, comme des parenthèses textuelles qui n'existent pas conduite avec une mastria et une légèreté en contrepoint. Cette composition contrapunctique qui a fait l'objet d'études approfondies chez les linguistes n’est pas uniquement un procédé technique, il faut y voir un élargissement géographique à une Autriche chargée de toute l’infa­mie de l’univers, de tout ce qui  s'autorise de l'immonde, pays d'une noirceur romanesque qu'il oppose au Sud magnifié, solaire, lumineux, qu'il introduit prévisément dans sa phrase par le contrepoint. "De là vient sans doute l’extrême originalité de la littérature bernhardienne". A la fois inséparable de son creuset autrichien mais qui s'étend bien au-delà à force de creuser cette réalité qui l'entoure, qui est là sous ses pieds et ne peut se dérober à son regard sans complaisance qui pointe vers ce qu'elle porte de  réactionnaire, de nihiliste, de négation de vie, pour la vie, cette réalité fêlée, "fissurée en profondeur" où  le sujet de la monarchie habsbourgeoise s'est exilée dans un repli  "souvent névrotique" aggravée par l'avènement d'une bourgeoisie qui s'est très rapidement enrichie, mue par le désir de  se rallier aux fastes d'une aristocratie moribonde. Cette tension donna lieu à une métaphore de fin de monde. Au lendemain de la Première Guerre, l’essor économique et culturel de l’Autriche s'amenuise : c'est l'asphyxie. La République percluse de fascisme "renaît" après 1945 par un retour en force des valeurs conservatrices teintées de passéisme. D'un désert l'autre avec le souvenir prégnant d’un moment chimique qui a figé toute effervescence, la question pour les écrivains d'après-guerre est celle de savoir comment se re-construire une identité dans une langue qui fut celle des ouvriers de la mort... Le « Groupe de Vienne » (K. Bayer, O. Wiener, G. Rühm, etc.) y travaille et s'attaque à la  déconstruction de la langue, auquel Bernhard n’a pas adhéré pour autant ; dans le même temps, un courant littéraire antirégionaliste se démène. Après avoir démultiplié les voix dans la première partie de sa production déjà immense, le monde se délite et se dissout dans le flot abondant d'une prose comparable à un glissement de terrain qui n'en finit pas de se reprendre et de glisser à nouveau (relire Gel et Perturbation). Il touche alors à une limite dans l'expression de son esthétique narrative et doit trouver une brèche : c’est l’Autobiographie qui le projette en avant de lui-même, réunissant le dramaturge et le romancier sous une même instance, mais pour Bernhard, la question ne se pose même pas : « Je n’ai jamais écrit de romans, mais simplement des textes plus ou moins longs en prose que je me garderai bien de qualifier de roman, car j’ignore ce que signifie ce mot ». Disons simplement sans prononcer d'"énaurmes" mots, que son écriture a été confrontée à une manière de resserrement, de mise au clair entre toutes les instances du texte, l'équation pouvant se résumer ainsi  : le monde traversé par l’acteur soit celui du sujet-narrateur qui est aussi le scripteur du texte n’autorise pas à considérer l’« autobiographie » selon Bernhard dans sa définition traditionnelle. Son écriture réforme radicalement le contrat de lecture annulant le "dogme"  du « ce que je garde secret / ce que je révèle ».  Thomas Bernhard pourrait faire figure tel un Lautréamont de dérailleur de la littérature,  se voulant lui-même un grand « démolisseur d’histoires..." : "si une anecdote se présente je l’abats ". L'autobiographie est un moment charnière : elle lui ouvre des horizons narratifs nouveaux mais pas neufs, il n'est pas de rupture dans l'oeuvre de Bernhard mais réajustement (?) qui fortifie une richesse de style et de sens exceptionnels : c'est l'heure où il écrit Le Neveu de Wittgenstein, Béton, Le Naufragé... "Il y a le style, hautement musical chez Bernhard, avec ses phrases méandreuses, ses répétitions, ses digressions, cette façon de forer, de vriller, de creuser toujours plus profond", dira Michel Del Castillo. 

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Commentaires
A
m'est inconnu, mais ce que tu en dis, cher Mohamed, fait doublement écho et à l'oeuvre sans doute de référence première à Platon, et de façon troublante à celle de Thomas Bernhard...<br /> Dostoïevski est devenu un colocataire de plusieurs décennies, au risque de dire que lui et moi sommes devenus un vieux couple:), et comme par une sorte d'ironie du hasard : mon clavier est en cyrillique! Merci Mohamed pour cette référence précieuse et de ton passage,<br /> amicalement,<br /> Amel <br /> Les grandes oeuvres produisent par delà le temps une sorte de chaîne d'échos, de jeux de renvois, de relations symphoniques au sens original de sun phonos... L'araignée jamais ne cesse de tisser, cheville ouvrière de la littérature en ce qu'elle a la charge de transposrter le sens métaphorein.
M
A propos du naufragé de thomas bernhard, je te conseille la lecture en complément du "double" de dostoievski et "agonie d'agapé" de william gaddis.<br /> <br /> AGONIE D'AGAPE<br /> <br /> Agonie d'agapè est le chant du cygne de William Gaddis, le monologue d'un homme rongé par la maladie et assiégé par les pages d'un manuscrit qu'il n'a eu de cesse de reprendre au fil des ans, l'apogée d'une obsession vieille de quarante années. L'auteur des Reconnaissances et de JR y développe une réflexion sur la mécanisation des arts et le déclin de l'artiste ; parvenu au seuil de sa vie, Gaddis laisse émerger une voix singulière, une voix faite de cassures et de glissements, une partition criblée de douloureux silences : un narrateur solitaire réduit à la parole, un naufragé, qui une dernière fois s'insurge contre les puissances du faux et le règne des ventriloques.<br /> <br /> LE DOUBLE DE Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski.<br /> <br /> "C'est hors de lui que le héros de notre récit bondit dans son logis ; sans ôter ni son manteau ni son chapeau, il traversa le petit couloir, et comme frappé par la foudre, il s'arrêta sur le seuil de sa chambre. Tous les pressentiments de Monsieur Goliadkine s'étaient entièrement réalisés. Tout ce qu'il craignait, tout ce qu'il soupçonnait, s'était à présent accompli pour de vrai. Il ne respirait plus, sa tête se mit à tourner. L'inconnu était assis devant lui, lui aussi avec son manteau et son chapeau, sur son lit à lui, avec un petit sourire, et, plissant un peu les yeux, il lui faisait un signe amical de la tête. Monsieur Goliadkine voulut crier, il en fut incapable, - protester, d'une façon ou d'une autre, il n'en eut pas la force. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et il s'assit, comme évanoui d'horreur. Il y avait de quoi, du reste. Monsieur Goliadkine avait complètement reconnu son ami de la nuit. Son ami de la nuit, ce n'était autre que lui-même - Monsieur Goliadkine lui-même, un autre Monsieur Goliadkine, mais exactement semblable à lui - en un mot ce qui s'appelle un double de tous les points de vue..." (Extrait)
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