S'introduire dans le dernier ouvrage de Jacques Dupin
Le 6 février dernier (catégorie L'air du temps) j'annonçais cette grande manifestation Matière d'origine autour de Jacques Dupin et de son oeuvre, imposante, grâce au concours de la revue faire-part et de sa ville natale Privas. Depuis Jacques Dupin a publié chez POL éditeur un ouvrage où se reconnaît cette exigence qui lui est si particulière.
DR, Oeuvre d'Alechinsky, peintre auquel le poète a consacré une monographie.
Je vous livre ici quelques extrait de :
M’introduire dans ton histoire
Jacques Dupin
Préface deValéry Hugotte
Éclisse
"Pour parler simplement, je n’ai pas de réponse à vos
questions. Ou d’exécrables réponses à une mauvaise question.
À une question incongrue, inadéquate à la nature et au sens
de la poésie. De la poésie qui n’existe, ne s’absente, ne surgit,
que pour refuser la réponse. Et pour s’approcher de la question.
De l’autre question. De la question de l’être dans le
monde, et de l’autre dans la langue.
Et je m’étonne de votre étonnement, de votre enquête.
Absente, la poésie l’a toujours été. L’absence est son lieu, son
séjour, son lot. Platon l’a chassée de sa République. Elle n’y est
jamais retournée. Elle n’a jamais eu droit de cité. Elle est
dehors. Insurgée, dérangeante toujours, plongée dans un sommeil
actif, une inaction belliqueuse, qui est son vrai travail
dans la langue et dans le monde, envers et contre tous, un travail
de transgression et de fondation de la langue.
Elle est dehors, elle est « l’absente de tout bouquet ». Insaisissable,
en avant et en retrait, à l’état naissant, dans le tisonnement
des foyers et des confins, elle ne répond pas aux questions,
elle les pose, les déplace, les soulève, infiniment, plus loin… Elle
s’enfonce dans les gisements de la terre, elle en extrait la force
ascensionnelle. Elle ébranle, elle secoue les colonnes de la
langue. Elle voyage dans l’électricité de l’air, et se poste au plus
près du coeur, de son battement, de ses fruits pervers…
La poésie, si elle existe, si elle a jamais existé, n’a nul
besoin de sortir de son labyrinthe souterrain, ni de s’écarter
de son tracé volatil. Ni de se manifester ni d’être représentée.
Vous le savez, vous qui lisez, vous qui oubliez de lire, qui vous
hâtez d’oublier ce que vous n’avez pas lu – elle est ainsi faite,
ainsi dérobée qu’elle échappe au panorama littéraire, au système
éditorial, à l’inquisition des media, comme à la curiosité
bienveillante d’esprits fins s’inquiétant de son « absence ».
Vous parlez du rayonnement de la poésie au lendemain de
la guerre. Pour ma génération, ce fut un moment sinistre. D’un
côté la cavalcade et le débordement de la rose et du réséda, des
cadences composées pour la nuit et le coude à coude de la
Résistance. Mais qui, à ciel ouvert, s’étiolaient, sonnaient le
creux, perdaient le souffle… Et de l’autre côté, le reflux des
ultimes fleurs harassées du surréalisme, les reliefs d’un festin
ancien, les brandons refroidis de la fête… De fortes personnalités,
venues de loin, de l’avant-guerre, perçaient le brouillard et
trouvaient une éparse notoriété. Char, retour du maquis,
Artaud, retour de Rodez, Michaux émergeant du « Lointain
intérieur », Ponge engagé dans son « Parti pris ». Pour eux qui
avaient pris le large, une belle poignée de lecteurs. Mais pour
nous, qui ouvrions les yeux, qui commencions d’écrire, les
années cinquante étaient un désert. Rarissimes étaient les
revues, les petits éditeurs, qui nous accueillaient. Seule, peutêtre,
l’anthologie de Jean Paris nous a, discrètement, sortis de
l’obscurité. Pas d’autre « rayonnement public » qu’un écran
vide, qu’une traversée brumeuse sur le rafiot de Jean Paris qui,
tant bien que mal, a tenu la mer…
Nous n’avions pas de lecteurs. Les poètes de leur vivant
n’en ont guère. Ils n’atteignent un large public, un retentissement,
que sur un malentendu. Malentendus, le populisme, la
légende et l’exil de Victor Hugo ; l’officialité mondaine de
Valéry ; la provocation et le brouhaha surréalistes ; l’engagement
des poètes de la Résistance… Mais le travail poétique
seul, le vrai défrichement de la langue, et la perte pure, le saccage
qu’ils entraînent, ne sont entendus de personne, ou ne
sont perçus que par quelques-uns.
Il n’y a jamais eu, en France, à ce jour, autant de poètes
écrivant, publiant, lisant en public, autant d’éditeurs et de
revues de poésie, autant de subsides de l’État pour les soutenir.
Certes, ils ne sont pas lus. Mais qu’importe. Ils sont là,
livres ouverts. Et malgré d’immenses scories, il n’y a jamais eu
autant de poètes dont la présence, l’expérience et la pratique
soient aussi singulières, instauratrices. La poésie française
aujourd’hui est accidentée, contradictoire, intensément
vivante. Elle brasse les eaux de multiples courants. Elle
accueille et incorpore, comme des ferments qui la stimulent et
la transforment, les voix venues d’autres lieux, d’autres
langues, d’autres temps. Elle traduit, elle engrange à l’infini.
Et dans le miroir de sa lecture innombrable, elle se réfléchit,
se met en question. Elle assouplit sa trace, élargit son horizon.
S’ouvrant aux souffles du dehors, elle approfondit la découverte
et le dénuement de soi. Son ouverture, sa porosité,
deviennent son identité…
La poésie telle qu’elle est reçue, ou plutôt éconduite, égarée,
perdue de vue, me suffit et me comble. Elle n’est pas, et
refuse d’être, un genre littéraire, un produit culturel, une marchandise
éditoriale. Elle est, par bonheur, déficitaire dans les
calculs de marketing. Elle est irrécupérable par l’ordinateur de
la diffusion et la herse médiatique. Elle n’a pas de rayonnement
au sens où vous l’entendez car elle a renoncé, depuis le
premier jour, à l’éclat public, pour l’irradiation dans le corps
obscur, la déflagration invisible et les transmutations souterraines.
Elle est écriture vivante, écorchée – ou non-écriture en
activité dans le sous-sol de la langue – ou projection du désir
et des mots de chaque jour dans le balbutiement du futur.
Donc absente, donc absente du marché – et c’est là le vrai
sens de votre question…
La poésie n’a besoin que de mots. Elle peut exister sans
les mots. Elle peut se passer de table, de papier, de tremplin.
Elle n’a aucun besoin d’être vendable, d’être lisible. Elle se
contente de peu, et de moins encore. Elle vit de rien. Ou de
l’air du temps. Du désir, et de la mort. Et du vide qui la soulève…
Pourtant elle s’adresse à quelqu’un. À un lecteur
inconnu. À l’inconnu de tout lecteur. Elle ne s’accomplit pas
sans un partenaire inavouable. Elle ne respire, elle ne
se détend, que tendue par le désir de l’autre. L’autre étant
l’inconnu, elle étant l’absence toujours…
Elle respire, elle n’est pas moins absente. Elle est le passage
et le tourment du souffle de la langue-mère… L’absolu
du manque, en chacun, de la plénitude qui l’entame et du
vide qui le fascine, et de la mort qui s’entremet – une autre
respiration à l’intérieur de chacun. Dont le poète connaît le
rythme et le sens, le nombre et le mot – sans avoir recours à
l’affichage et aux contorsions. Quand l’écriture poétique n’est
plus assujettie au pouvoir – au pouvoir théologique, au pouvoir
temporel – dès qu’elle s’en écarte pour jouer son jeu, ses
jeux d’amour, de langue et de mort, il n’y a pas d’assemblée
pour la recevoir et la reconnaître. Il n’y a personne. Elle va,
elle creuse son trou, ou dérive à la surface, ou s’évade à la
cime de l’air. Elle est absente, et respire, par le battement noir
d’une solitude qui est confrontation avec la langue, avec la
mort de la langue, avec sa résurgence éclatée…
reconnu et rejeté par elle. La communication qui s’établit de
l’un à l’un, même si le second nommé s’ajoute à d’autres,
n’est qu’un échange par défaut, par excès, un malentendu
essentiel. Le poème ne poursuit d’autre fin que son partage
incandescent, mais en l’absence du poète. Aussi ce qui engage
celui-ci dans son devenir et son expérience, ce qui l’enchaîne,
ce qu’il ne peut nommer, à la fin le chasse du lieu de son tourment,
fait éclater son nom et parle avec sa voix. [...]"
PS : Je vous invite également à lire un admirable portrait de François Bon sur remue-net précédé d'une toile de Francis Bacon. accès au texte : http://remue.net/spip.php?rubrique90