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Battants sur le toit
29 mai 2007

S'introduire dans le dernier ouvrage de Jacques Dupin

Le 6 février dernier (catégorie L'air du temps) j'annonçais cette grande manifestation Matière d'origine autour de Jacques Dupin et de son oeuvre, imposante, grâce au concours de la revue faire-part et de sa ville natale Privas. Depuis Jacques Dupin a publié chez POL éditeur un ouvrage où se reconnaît cette exigence qui lui est si particulière.

alechinsky24b_1_ DR, Oeuvre d'Alechinsky, peintre auquel le poète a consacré une monographie.

Je vous livre ici quelques extrait de :

M’introduire dans ton histoire 

Jacques Dupin

Préface deValéry Hugotte

Éclisse

"Pour parler simplement, je n’ai pas de réponse à vos

questions. Ou d’exécrables réponses à une mauvaise question.

À une question incongrue, inadéquate à la nature et au sens

de la poésie. De la poésie qui n’existe, ne s’absente, ne surgit,

que pour refuser la réponse. Et pour s’approcher de la question.

De l’autre question. De la question de l’être dans le

monde, et de l’autre dans la langue.

Et je m’étonne de votre étonnement, de votre enquête.

Absente, la poésie l’a toujours été. L’absence est son lieu, son

séjour, son lot. Platon l’a chassée de sa République. Elle n’y est

jamais retournée. Elle n’a jamais eu droit de cité. Elle est

dehors. Insurgée, dérangeante toujours, plongée dans un sommeil

actif, une inaction belliqueuse, qui est son vrai travail

dans la langue et dans le monde, envers et contre tous, un travail

de transgression et de fondation de la langue.

Elle est dehors, elle est « l’absente de tout bouquet ». Insaisissable,

en avant et en retrait, à l’état naissant, dans le tisonnement

des foyers et des confins, elle ne répond pas aux questions,

elle les pose, les déplace, les soulève, infiniment, plus loin… Elle

s’enfonce dans les gisements de la terre, elle en extrait la force

ascensionnelle. Elle ébranle, elle secoue les colonnes de la

langue. Elle voyage dans l’électricité de l’air, et se poste au plus

près du coeur, de son battement, de ses fruits pervers…

La poésie, si elle existe, si elle a jamais existé, n’a nul

besoin de sortir de son labyrinthe souterrain, ni de s’écarter

de son tracé volatil. Ni de se manifester ni d’être représentée.

Vous le savez, vous qui lisez, vous qui oubliez de lire, qui vous

hâtez d’oublier ce que vous n’avez pas lu – elle est ainsi faite,

ainsi dérobée qu’elle échappe au panorama littéraire, au système

éditorial, à l’inquisition des media, comme à la curiosité

bienveillante d’esprits fins s’inquiétant de son « absence ».

Vous parlez du rayonnement de la poésie au lendemain de

la guerre. Pour ma génération, ce fut un moment sinistre. D’un

côté la cavalcade et le débordement de la rose et du réséda, des

cadences composées pour la nuit et le coude à coude de la

Résistance. Mais qui, à ciel ouvert, s’étiolaient, sonnaient le

creux, perdaient le souffle… Et de l’autre côté, le reflux des

ultimes fleurs harassées du surréalisme, les reliefs d’un festin

ancien, les brandons refroidis de la fête… De fortes personnalités,

venues de loin, de l’avant-guerre, perçaient le brouillard et

trouvaient une éparse notoriété. Char, retour du maquis,

Artaud, retour de Rodez, Michaux émergeant du « Lointain

intérieur », Ponge engagé dans son « Parti pris ». Pour eux qui

avaient pris le large, une belle poignée de lecteurs. Mais pour

nous, qui ouvrions les yeux, qui commencions d’écrire, les

années cinquante étaient un désert. Rarissimes étaient les

revues, les petits éditeurs, qui nous accueillaient. Seule, peutêtre,

l’anthologie de Jean Paris nous a, discrètement, sortis de

l’obscurité. Pas d’autre « rayonnement public » qu’un écran

vide, qu’une traversée brumeuse sur le rafiot de Jean Paris qui,

tant bien que mal, a tenu la mer…

Nous n’avions pas de lecteurs. Les poètes de leur vivant

n’en ont guère. Ils n’atteignent un large public, un retentissement,

que sur un malentendu. Malentendus, le populisme, la

légende et l’exil de Victor Hugo ; l’officialité mondaine de

Valéry ; la provocation et le brouhaha surréalistes ; l’engagement

des poètes de la Résistance… Mais le travail poétique

seul, le vrai défrichement de la langue, et la perte pure, le saccage

qu’ils entraînent, ne sont entendus de personne, ou ne

sont perçus que par quelques-uns.

Il n’y a jamais eu, en France, à ce jour, autant de poètes

écrivant, publiant, lisant en public, autant d’éditeurs et de

revues de poésie, autant de subsides de l’État pour les soutenir.

Certes, ils ne sont pas lus. Mais qu’importe. Ils sont là,

livres ouverts. Et malgré d’immenses scories, il n’y a jamais eu

autant de poètes dont la présence, l’expérience et la pratique

soient aussi singulières, instauratrices. La poésie française

aujourd’hui est accidentée, contradictoire, intensément

vivante. Elle brasse les eaux de multiples courants. Elle

accueille et incorpore, comme des ferments qui la stimulent et

la transforment, les voix venues d’autres lieux, d’autres

langues, d’autres temps. Elle traduit, elle engrange à l’infini.

Et dans le miroir de sa lecture innombrable, elle se réfléchit,

se met en question. Elle assouplit sa trace, élargit son horizon.

S’ouvrant aux souffles du dehors, elle approfondit la découverte

et le dénuement de soi. Son ouverture, sa porosité,

deviennent son identité…

La poésie telle qu’elle est reçue, ou plutôt éconduite, égarée,

perdue de vue, me suffit et me comble. Elle n’est pas, et

refuse d’être, un genre littéraire, un produit culturel, une marchandise

éditoriale. Elle est, par bonheur, déficitaire dans les

calculs de marketing. Elle est irrécupérable par l’ordinateur de

la diffusion et la herse médiatique. Elle n’a pas de rayonnement

au sens où vous l’entendez car elle a renoncé, depuis le

premier jour, à l’éclat public, pour l’irradiation dans le corps

obscur, la déflagration invisible et les transmutations souterraines.

Elle est écriture vivante, écorchée – ou non-écriture en

activité dans le sous-sol de la langue – ou projection du désir

et des mots de chaque jour dans le balbutiement du futur.

Donc absente, donc absente du marché – et c’est là le vrai

sens de votre question…

La poésie n’a besoin que de mots. Elle peut exister sans

les mots. Elle peut se passer de table, de papier, de tremplin.

Elle n’a aucun besoin d’être vendable, d’être lisible. Elle se

contente de peu, et de moins encore. Elle vit de rien. Ou de

l’air du temps. Du désir, et de la mort. Et du vide qui la soulève…

Pourtant elle s’adresse à quelqu’un. À un lecteur

inconnu. À l’inconnu de tout lecteur. Elle ne s’accomplit pas

sans un partenaire inavouable. Elle ne respire, elle ne

se détend, que tendue par le désir de l’autre. L’autre étant

l’inconnu, elle étant l’absence toujours…

Elle respire, elle n’est pas moins absente. Elle est le passage

et le tourment du souffle de la langue-mère… L’absolu

du manque, en chacun, de la plénitude qui l’entame et du

vide qui le fascine, et de la mort qui s’entremet – une autre

respiration à l’intérieur de chacun. Dont le poète connaît le

rythme et le sens, le nombre et le mot – sans avoir recours à

l’affichage et aux contorsions. Quand l’écriture poétique n’est

plus assujettie au pouvoir – au pouvoir théologique, au pouvoir

temporel – dès qu’elle s’en écarte pour jouer son jeu, ses

jeux d’amour, de langue et de mort, il n’y a pas d’assemblée

pour la recevoir et la reconnaître. Il n’y a personne. Elle va,

elle creuse son trou, ou dérive à la surface, ou s’évade à la

cime de l’air. Elle est absente, et respire, par le battement noir

d’une solitude qui est confrontation avec la langue, avec la

mort de la langue, avec sa résurgence éclatée…

reconnu et rejeté par elle. La communication qui s’établit de

l’un à l’un, même si le second nommé s’ajoute à d’autres,

n’est qu’un échange par défaut, par excès, un malentendu

essentiel. Le poème ne poursuit d’autre fin que son partage

incandescent, mais en l’absence du poète. Aussi ce qui engage

celui-ci dans son devenir et son expérience, ce qui l’enchaîne,

ce qu’il ne peut nommer, à la fin le chasse du lieu de son tourment,

fait éclater son nom et parle avec sa voix. [...]"

PS : Je vous invite également à lire un admirable portrait de François Bon sur remue-net précédé d'une toile de Francis Bacon.  accès au texte : http://remue.net/spip.php?rubrique90

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