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Battants sur le toit
24 juin 2007

La tache II

La tache est-elle avatar ? Ce qui demeure quand il en reste plus rien, cet accident qui fait signe et sens en direction d’une œuvre dont on ne saura jamais ce qu’elle fut. Elle incarne le mystère, le secret mystère qu’aucune reconstitution aussi précise et exacte soit-elle ne saura nous restituer. C’est être désobligeant à l’égard de ce grand ouvrier qu’est le Temps que de vouloir remettre en état éclats par éclats, morceaux par morceaux, ce vers quoi les choses se destinent naturellement. La tache est la promesse d’une liberté de l’imagination. Elle ouvre des horizons fabuleux grouillant de monstres non moins fabuleux nourrissant notre inconscient.   

La Joconde, elle-même, n'est-elle pas le fragment d'un tableau plus vaste ? On est enclin à supposer que l’arrière-plan était un arrière-pays, un de ces arrière-pays italiens qui nous font penser aux paysages sublimes de Toscane, à moins que ce ne soit quelque paysage imaginaire sorti tout droit de la tête de son créateur. L’arrière-pays est toujours corrélatif à l’enfance, il est le lieu proche et le lieu lointain, le lieu d’où l’on part sans le quitter et auquel il nous faut revenir par une Odyssée intérieure. L’arrière-pays n’est pas contrairement à ce que le mot dit comme pays en amont de nous, mais celui qui nous devance et nous fait cheminer.

A bien regarder le tableau, il se dégage un calme austère, une retenue qui se loge jusque dans ces lèvres plissées l’une sur l’autre, laissant affleurer à peine un sourire, un sourire qui flotterait au-dessus des lèvres, à la jonction du Haut et du Bas.

La Joconde inspire un sentiment au-delà ou en deçà de la beauté, dans ce qu’elle recèle d’étrange, d’hybride, d’androgyne, nous laissant penser que cette modalité est peut-être la condition d’une véritable tranquillité. Si elle n’avait pas reçu de protection rapprochée, vitrine blindée à température idéale pour sa conservation, sans doute, serait-elle devenue tache parmi les taches et qui sait si cette tache présumée n’aurait pas déplacé toute la planète. Regarder, c’est aussi réaliser ses rêves. Non pas les projeter, mais les réaliser. Les lèvres de la Joconde disent tout. Nous font deviner le tout. Nul besoin de se promener au-delà, le regard y est perceptible tout comme le sentiment qu’inspire sa posture. La tache est toujours un détail signifiant, un accident essentiel. Le détail intériorise l’ensemble dont il semble pourtant séparé, mais c’est un rescapé donc un témoin parlant.       

La tache est une invitation au voyage en ce que précisément elle est toujours autre qu’elle apparaît. Elle n’est pas ce qu’elle est, elle se métamorphose dès lors qu’on cherche à la définir, échappant en cela à toute définition qui la figerait. Dans son infinie maladresse, elle emmène le tracé du peintre vers une nouvelle direction pour peu que dans cette aveu d’insuffisance le peintre fit preuve d’humilité. Car elle peut le conduire là où aucun savoir ne peut le conduire ; la main doit se laisser conduire par cet accident qui n’est pas toujours le fruit du seul hasard. Et quand bien même, tomberait-elle là par inadvertance, elle a le pouvoir de modifier le projet initial et de faire sortir de l’ornière et donc de la lisière à laquelle tout peintre se rend. Elle empêche la redite si le talent l’intègre comme élément du tableau à part entière. La tache est alors trace, indice de lecture, marque de et marquage de, ce qu’il faut suivre pour atteindre à une « vraie » lecture.

Elle est la puissance embryonnaire de ce qui n’est plus, de ce qui a disparu. Elle ne peut donc être comprise qu’au sens génétique. La zone n’est pas le contour. Elle concentre à qui sait la voir, la corporéité du tableau inconnu. Elle jette une lumière sur ces zones d’ombre que le temps a fait « périr », précocement ? Toute chose n’est-elle pas programmée comme dit la génétique pour périr à l’heure X que nous ne sommes pas encore en mesure de prévoir, l’œil sait. L’œil peut « sentir » pourquoi précisément c’est « cela » qui a résisté aux avatars du temps, par cette opération des plus complexes qui prend la mesure de ce qui l’a produite.    

La tache défie le pouvoir des mots, semblable en cela à l’horizon qu’aucun mot ne peut atteindre. Elle est la marque et la trace du réel, dans son apparition même en ce qu’elle a d’unique. On peut y voir des crépuscules flamboyants, des aurores ou de aubes obscures…des lignes errantes ou des édifices joyeux, des insectes déployant de fines pattes ou des peaux striées sans empiècement, des coutures effilochées se prolongeant en haillons marbrés ou des nuages s’étirant comme des ailes dans un ciel sans profondeur. La tache est horizon mais elle n’a pas de profondeur. Elle est tension pour l’œil qui la scrute. Elle fait appel en nous à l’archéologue qui, à partir d’un signe reconstitue l’histoire, la genèse de ce qu’il a sous les yeux. Coquilles, coquillages, carapaces, peaux sont des poésies à instruire et déchiffrer. C’est affaire d’imagination nous dit-on, du libre jeu de l’imagination quand celle-ci ne semble plus du tout soumise à ce qui légifère : le concept, couvre-chef et donc garde-fou de la raison. Mais le concept est vigile, il fait le guet, et jette de solides passerelles au-dessus des précipices qui cernent l’imagination, cette « folle du logis » comme disait le poète. Nous voilà donc avertis depuis Kant.  

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Commentaires
T
Je préfère et de loin ma folle du logis aux fous de logique!<br /> Une tache, un mur, un mur, une fissure, un visage... chez too rien que pour toi!
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