Giacometti contre le socle

Giacometti déshabille le réel -dont on sait depuis Kant qu'il n'est fait que d'apparences, qu'il ne peut être appréhendé que dans et travers les apparences dont il est fait-, jusqu'à son extrême dénuement, jusqu'où personne ne nous avait emmené, sur « des grains qui bougent sur un vide noir et profond » . Cette phrase ressemble à ses corps granuleux ou granelés, surgis miraculeusement d'une tempête volcanique. Son travail nous éloigne de l'histoire de la sculpture si d'abord on s'accorde sur l'idée que la sculpture est la vivification de la vie elle-même dans le silence de la matière. Avec Giacometti nous sommes bien loin des sculptures grecques immobiles dans la rectitude de leur fonction imaginaire. On les imagine, veillant sur les temples, les soutenant quand elles se transforment en cariatides. De même, il nous est difficile de penser que la sculpture égyptienne relève du même art que celui auquel se livre Giacometti, quand précisement ces premières ont été "nettoyées" de tout accident pour parvenir à ce qu'il conviendra d'appeler l'essence de la forme. Nous sommes ici en pleine métaphysique si la sculpture des abords du Nil se voulait forme pure de toute matière. Subtile métaphysique de cette sculpture d’une netteté mordante, susceptible de nous faire croire à quelque icône. Giacometti s'en prend directement à "son objet" comme s'il cherchait justement à faire disparaître la statue, -status étant le socle qui n'est que l'aveu malheureux du présupposé ontologique-, à la seule fin de faire apparaître vraiment dans le moment même de l'apparition ou du surgissement, de nous mettre en présence de la présence, cernant le vide et révélant par surcroît la béance qui organise les apparences. Les corps de Giacometti portent leur poids de désastres et les plaies solidifiées de leur récentes brulûres.
« La lueur des phares leur allumaient des yeux d’idoles. »