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Battants sur le toit
14 septembre 2006

Miró et La Catalogne

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La ferme, Huile sur toile, 1922

“Il n’y a de pays que de l’enfance”, disait Roland Barthes, soulignant par là l’importance fondatrice du berceau, vivier de nos toutes premières expériences qui déterminent chaque jour notre relation au monde entendu en termes d’espace et de sensations.

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http://www.faton.fr/scripts/index_numero.asp?id_titre=5&id_pro=1900

" Au moment de travailler à un paysage, je commence par l’aimer, de cet amour qui est fils de la lente compréhension. Lente compréhension de la grande richesse de nuances – richesse concentrée – que donne le soleil. Bonheur d’atteindre dans le paysage à la compréhension d’un brin d’herbe – pourquoi le dédaigner ? – ce brin d’herbe aussi beau que l’arbre ou la montagne. " dira Miró.

La Catalogne et surtout,  la  ferme familiale de Montroig, fut son refuge, la végétation et la floraison de son art, là où l'on peut faire pousser des caroubiers, des feuilles d'eucalyptus qui frémissent dans les paysages arides et rieurs de Miro, comme des feuilles de vigne grimpant vers le ciel, le poète  n'a jamais abandonné son enfance en chemin mais l'a gardée à ses côtés, à bout de  pinceaux, la caressant du pied comme le ferait un danseur de Flamenco dans une tension vers des hauteurs invisibles. Pendant que Picasso jouait du maillet, Miró ne respirait plus, loin de sa terre natale, il était laminé et lacèrait ses toiles, avait tourner le dos à ces premières amours : les expressionnistes (vers lesquels il reviendra plus tard, et nous aussi), et Van Gogh auquel il disait oui, ce oui qui faisait presque affront à Cézanne, devant lequel tout le monde se sentait en dette, Miró aimait Van Gogh, par dessus tout, et ce tapage autour de Cézanne achevait de l'agacer.

Mais Paris, aux heures surréalistes, annonce la rupture avec tout un passsé de détails foisonnants, de luxe de couleurs, un déchirement, un écartèlement, une incartade, la peinture de Miró encore tâtonnante,  sort de ses gonds, faisant déjà éclater des "monstruosités" électriques, des taches de soleils noirs ou de paille tombent sur la toile à toute heure de la journée dans son atelier parisien hanté par l'éblouissante et torride lumière de sa Catalogne encagée, prise dans une moustiquère à lumière, (les ampoules de l'atelier avaient-elles remplacé les persiennes éblouies où la lumière bouillonnait tel un acide forcené, rongeant, amenuisant les bords dont on ne pouvait apercevoir la ligne nette que lorsque le crépuscule descendait, se faufilant entre les jointures des lattes, alors là oui, les choses, leurs contours, le vide autour, se décidaient à sortir de ce qui les avait écrasés...). Les allers-venues, les retours à Montroig n'y peuvent plus rien : la peinture de Miró ne tient plus en place, Miró balaie les "grains" de  poussière aussi sèche que le sable accumulé là par le vent, toute se déforme en un clin d'oeil et la ferme de jeunesse coincée entre maints détails que son ami Ernest Hemingway lui avait achetée parce qu'il y avait là "tout ce que l’on sent quand on est en Espagne et aussi quand on n’y est pas et qu’on ne peut pas s’y rendre". L’écrivain aurait ajouté que même Picasso "n’avait pas su rendre cela : condensation de présence et d’absence, de sensation et de souvenir". Le tournant est bel et bien pris, il laisse en jachère toute cette minutie contraignante, cette attention myope pour tout ce débordement de détails, et prend possession des formes, rond-tronc, carré rouge-mosaïque orangée du poulailler, ne demeure que ce bleu immuable du ciel sur lequel se détache encore l'eucalyptus iluné.

La ferme primordiale devient Terre labourée, exécutée entre 1923-1924 (New York, Solomon R. Guggenheim Museum),  elle préfigure toute l'œuvre à venir et délimite le «terrain» sur lequel André Breton va bientôt reconnaître que «Miró (ce boxeur de la peinture) est imbattable» sur le ring (in le Surréalisme et la peinture, 1928).

Le tableau s'organise encore suivant différents plans, mais le grouillement des formules serpentines du Carnaval d'Arlequin (1924) sont déjà en germe ;  déjà le jeu espiègle des lignes sinueuses et des taches produites dans cet espace que l'on qualifiera  "sans profondeur", au sens plastique se met en place. Sa première exposition en 1921, à la galerie La Licorne, où figurent ces oeuvres citées, est une mise au tapis, il ne s'en relèvera qu'après des années de misère noires.

terre_1_Terre labourée, D.R.

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Des liens +++

http://www.bcn.fjmiro.es/

http://www.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-miro/ENS-miro.html

Miró continuera de peindre un grand nombre de paysages et de paysans catalans dont-il dira comme pour éluder toute question subsidiaire :  “Ne cherchez pas de signification cachée, c’est un paysan”, contrant la question en s’empressant d’ajouter que l’image d’un paysan est quelque chose de très fort pour lui...

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Dans un renversement du macro et du micro, le détail naguère abandonné devient le "héros" du tableau, souvent la tête, métamorphosée et disloquée au gré de ses transformations biomorphiques. Des instruments de musique (Paysan catalan à la guitare, 1924) ou des éléments de paysage s’ajouteront parfois (Paysan catalan au clair de lune, 1968), parties prenantes de sa poétique pour évoquer l'aspect rugueux du paysan catalan.
Le Catalan de 1925 est certainement la version la plus sobre et la plus radicale dans l’efficacité de son langage plastique gommé de tout inessentiel, toujours cette forme rouge rappelant la barretina (bonnet catalan), en haut, une paire de moustaches noires, attribut du paysan , un fragment de ce bleu qui lui appartient en propre, sont les principales composantes chromatiques de ce tableau qui laisse apparaître, dans l’intégration de l’esquisse à l’œuvre, le processus de création. Une mise au carreau préalable, comme la pose de céramiques traverse toute l’œuvre et la constitue. Le "non-fini", l'inachevé du tableau contribue à donner à la toile une  force d’irruption colossale.

Certaines esquisses ont montré la présence des lettres “jou” de journal et du mot “viol” qui ont disparu dans la version finale au profit d’un empâtement de blanc et de six trous réels à la surface de la toile par lesquels la fureur de l’acte se substitue à sa représentation. Miró, après son premier échec, développe un “mépris absolu de la peinture”, qui l’avait déjà conduit en 1925 vers des solutions aussi radicales. Le boxeur frappe là où cela fait mal...

Dans le tableau énigmatique Peinture (Le Toréador), de 1927 (Huile sur toile, 129 x 97 cm) à la limite de l’abstraction, "mouvement" dans lequel il ne se reconnaissait pas ou si peu, et avec lequel il se réconcilie par le détour de l'expressionnisme dit abstrait, se donne à voir l’ultime aboutissement de la série de Paysan(s) catalan(s) réalisée à partir de 1925 et son glissement vers une autre figure emblématique, celle du toréador (rare chez Miró), que le titre annonce à bas bruits.
Cette lecture est suggérée par une trame noire barrant l’espace de la représentation, ce trait qui obture, sanctionne et qui en même temps structure, que l'on verra réapparaître par instants,  tendue comme la muleta rouge que le toréador exhibe pour attiser et diriger les charges du taureau. Mais dans un déplacement métonymique plastique, si l'on peut oser ce transfert d'un langage en un autre, de formes et de couleurs, le tissu devient noir, tandis que le rouge à la petite boule ronde placée en haut de deux axes orthogonaux qui renvoient à la figure humaine et à la barretina du paysan catalan. Un déploiement de peinture blanche au contour plus vague symboliserait la présence féminine, tandis que le fond monochrome ocre paille renvoie à la chaude rugosité de la terre catalane.
Vie-Eros(élément féminin) et mort-Tanathos (drapeau noir faisant directement référence à la cor(r)ida) s’affronteraient ici dans la puissante opposition plastique et chromatique des masses noires et blanches. Il n’est pas étonnant qu’une telle puissance dramatique s’inscrive à l’enseigne d’un signifiant si chargé de sens, pour Miró, celui de la terre catalane.

La vie de Miró ne se sera pas (dé)limitée à sa seule Catalogne, puisqu'il prendra le chemin de Majorque et d'autres horizons... là où la lumière lui convient le mieux, sans doute.

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