J'ai écrit mon identité à la face du vent : Adonis
Celui que Guillevic célébrait ainsi:
Oui, seul
Peut apprécier le chantCelui qui confie
Sa joie au silence.Seul celui-là
Sait peser le chant. (in 12 poèmes pour Adonis)Celui-là est sans doute le poète le plus viscéralement attaché au souffle de la langue arabe, la langue ceinte entre ses lèvres, très inquiet, très fervent, très assuré aussi de ce que la parole poétique est comme murée, que le Livre l'a refermée sur soi tel un piège. "Comme le sceau définif. Comme le noir définif sur l'amour", voilà la question obsédante que se pose Adonis, ce grand Cèdre encore debout...
"Comment transformer la vie en poésie ? Voilà la question."
dira Adonis"Quant à ce qui a créé la grandeur de la poésie, ce n'était pas le religieux. Au contraire." Adonis en croisade pour l'amour et la ré-appropriation du corps par l'amour (rajout), se lève contre tous les monothéismes, clame la reconnaissance de l'autre comme constitutive de sa propre construction. Son mysticisme sensuel, en marge, "areligieux" qu'il définit ainsi : "C'est un mysticisme sans dieu, païen si l'on peut dire. Mais il faut préciser que je ne pense pas à un dieu quelconque, à une expérience religieuse, quand je parle de mysticisme. Et lorsque j'évoque la verticalité de l'expérience, j'ai en tête l'existence de la dimension ontologique au sein de l'expérience de l'amour, d'une expérience du rapport entre l'homme et la femme, au-delà de l'expérience amoureuse".
Il puise ses sources d'avant le "sceau de la pensée" (Urwah ibn Al-Ward, Hallâj, Abû Nuwâs, Bashshâr, Abu Tammam, Al Ma'arri, Al Mutanabi. ...) dans La Jehilliya où les vers respiraient l'accueil et l'appel des sens.
"Mes désirs
C'est de rester l'étranger rebelle,
Et d'affranchir les mots de l'esclavage des mots."Il dit de lui qu'il est le "Poète de la « métamorphose » et poète des lieux". Exil mental plus que géographique, il est lu et craint, craint et admiré, admiré et rejeté : "C’est terrible de faire d’un poème ou d’une œuvre une chose utile! L’inutile est notre fortune. "
De cet exil intérieur éclôt cet adage ! « je marche vers moi et vers tout ce qui vient ».
"Il resta où le désert était autre épaule pour l'aider à supporter la mort et laissa à qui aime l'avenir une portion du soleil macérée dans le sang d'une gazelle qu'il appelait : " ma bien-aimée ". Il avait passé avec l'horizon un accord pour en faire sa dernière demeure." Adonis ourlant le mots de son souffle téméraire, qu'il ploie jusqu'à les coucher comme gazelle tombée.
«L'amertume de mes jours visionnaires m'a appris, il n'est chemin pour l'amour qui ne soit vertical". Adonis embroche les vents ordinaires, déjoue les vanités qui se réveillent comparses, déblaie les chemins encrassés, un vent rauque et soyeux tord sa langue un peu comme celle de René Char au verbe plus tranchant qu'un rasoir primitif, d'avant les âges, silex...Parlant comme dirait Nietzsche : depuis l'avenir...
Son souffle le porte aux "pampres de la ville" de Saint-John Perse, dans une syntaxe moins lyrique, plus lapidaire, une lame de soie traverse sa langue, unique, qui fait pencher les mâts à la rencontre des vents contraires. Son Manifeste pour une fin du siècle demeure d'une déconcertante actualité...
«Trente années se sont écoulées depuis ces écrits et rien n'a changé. Pis. Tout s'aggrave. L'espace de la liberté régresse et la répression s'amplifie. Diminuent aussi nos chances dans la démocratie et une société civile plurielle et diversifiée.
Et s'accentuent violence et tyrannie. Aujourd'hui nous sommes moins croyants, moins cléments. Plus confessionnels et plus fanatiques. Moins seuls et plus démembrés. Moins ouverts aux autres et tolérants, plus cruels et renfermés. Ainsi, aujourd'hui nous sommes plus pauvres. Et ce que nous appelons patrie est en train de se transformer en une caserne militaire ou un camps tribal.
On s'est évertué en ce siècle à nous entretenir de l'«unité arabe» et à prêcher le «nationalisme arabe». Nombreux sont ceux qui sont morts pur ces principes et ces valeurs. D'autres ont été torturés, emprisonnés, exilés. Et au nom de cela des régimes triomphaient ou chutaient». (Adonis)Comme Jabés il sait que "le livre est le peu de sable fin pris, un jour, au désert et restitué quelques pas plus loin."
"Toute mon œuvre de poète, confie-t-il, repose sur cette conviction que l’art, la poésie n’expriment pas l’existence ou l’être humain mais les complètent. Exprimer une chose, c’est toujours n’en dire qu’une partie, fort heureusement d’ailleurs. Quand je parle, je ne m’exprime pas, je me projette. La poésie, l’art, sont donc un prolongement de l’existence. Par eux, je ne cherche pas à reproduire la réalité ni même à la saisir, mais à en inventer une autre qui va éclore et continuer à se déployer hors et en avant de celle dont elle vient."
"La fin du livre est, peut-être, la fin du temps" (Jabés)
La poésie est son propre chemin, son unique but. Elle est le monde.(Adonis)
(aphorismes)
J'ai écrit mon identité
A la face du vent
Et j'ai oublié d'écrire mon nom.
Le temps ne s'arrête pas sur l'écriture
Mais il signe avec les doigts de l'eau
Les arbres de mon village sont poètes
Ils trempent leur pied
Dans les encriers du ciel.
Se fatigue le vent
Et le ciel déroule une natte pour s'y étendre.
La mémoire est ton ultime demeure
Mais tu ne peux l'y habiter
Qu'avec un corps devenu lui même mémoire.
Dans le désert de la langue
L'écriture est une ombre
Où l'on s'y abrite.
Le plus beau tombeau pour un poète
C'est le vide de ses mots.
Peut être que la lumière
T'induira en erreur
Si cela arrive
Ne craint rien, la faute est au soleil
Publié dans L'Orient -
Le 12 mars 1998 et traduit de l'arabe
par Francois Xavier (copyright)
Mémoire du vent
Je sais, l'invisible est cette rose,
l'invisible est cette femme,
et le visage est l'envers du ciel
je sais, nuage par nuage
mes ciels remontent des paradis terrestres,
bienvenue alors à l'histoire
et à ses atomes de poussière,
l'éphémère, comment peut-il désespérer
alors que le vent est son chemin
Adonis, Mémoire du vent, Poèmes (1957-1990)
Poésie/Gallimard 1991 © Gallimard
extrait d'un poème inédit
...
A Paris, dans une triste chambre,
j'ai voulu asseoir mon pays
sur mes genoux.
Ce n'était pas pour imiter Rimbaud,
sa manière de traiter la beauté, mais pour fonder d'autres droits
de l'homme que j'avais peur de
déclarer.
Combien la vieillesse de la langue
a besoin de l'enfance de
l'alphabet.
L'univers ne cessera de pleurer
et de sécher ses larmes
avec les corps assassinés,
jusqu'au jour où tu donneras
ton corps, ô ma terre,
aux bras de l'aube.
Poème inédit lu en arabe par Adonis lui-même
et en français par Christian Salmon,
au Théâtre du Rond-Point, le 31 janvier 2005
Quelques éléments bibliographiques
- Le livre de la migration, Luneau Ascot, 1982 ;
- Le temps des villes, Mercure de France, 1990 ;
- Célébrations, La Différence, 1991 ;
- Chronique des branches, Orphée/La Différence, 1991 ;
- Mémoire du vent, Poésie/Gallimard, 1991 ;
- Singuliers, Sindbad/Actes Sud, 1995.- Chants de Mihyar le Damascène, suivi de Singuliers, Gallimard, 2002
-Soleils seconds, Paris, Mercure de France, 1994
-Célébrations, Paris, éditions de la Différence, 1991
-Tombeau pour New York suivi de Prologue à l'histoire des tâ'ifa et de Ceci est mon nom, Paris, Sindbad, 1986
- Introduction à la poétique arabe, traduit de l'arabe par Bassam Tahhan et Anne Wade Minkowsky, Paris, Sindbad, 1985
- Commencement des corps, fin de l'océan traduit de l'arabe par Vénus Khoury-Ghata Mercure de France 2004Rajout 1 : un très beau poème de Monsieur de Rudder (en lien ici à son propre nom : Orlando de Rudder) : "Idole rare", de ce jour, peut se lire en vis-à-vis avec ces fragments et le texte par too banal, offert en commentaire... rencontres synaptiques et jubilatoires pour les âmes poètes.
Rajout 2 : de nouveaux travaux de Raùl SCHNEIDER, technique mixte : pastels retravaillés à l'huile, deux travaux qu'il faut zoomer, pour voir la texture... la pressentir, chez Dona Levy, dans mes liens, au coeur de l'art, avec sa très belle galerie Balthazar, la vraie et la virtuelle!
Raùl SCHNEIDER, technique mixte : pastel retravaillé à l'huile
Une mer grise, en rage, engouffre le paysage, une cheminée de pierre graniteuse avalée par les flots résiste, la colline boisée s'incline, tombe sur le côté, une palette rocheuse reste agrippée, clouant la toile en son milieu...
(Il faut beaucoup d'amour pour se plier à la matière, sans la plier, l'écouter et écoutez ce qu'elle a à nous dire, peindre est un acte amoureux avec ce qui n'est pas encore, enfant de la rencontre entre le peintre et la matière... Il faut l'aimer dans ce qu'elle nous oppose, dans sa résistance même, dans son adversité, se faire docile pour la dompter un peu dans la nuit de son mystère.) Un corps amoureux en "vaut" deux...