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Battants sur le toit
6 décembre 2006

Compte-rendu du colloque tenu le 16 novembre 2006

Extraits du Compte-rendu du colloque tenu le 16 novembre 2006

à la Salle Colbert de l'Assemblée nationale

trouvé le site : Mer

L'héritage de la Résistance chez les écrivains contemporains

par Pierre ASSOULINE, Journaliste et écrivain

Vous et moi, nous avons un point commun : nous sommes nés après la guerre, nous n'avons pas connu le monde d'avant. Du moins, si nous le connaissons, c'est uniquement par procuration : par les recherches des historiens, par nos professeurs, par les derniers témoins. Or justement, cette génération là disparaîtra bientôt.

Ca fait bizarre de le dire alors que nous sommes encore en train de compter les derniers poilus des tranchées de Verdun, sur les doigts d'une seule main, il est vrai.Il n''empêche que pour la seconde guerre mondiale déjà, l'ère des témoins va bientôt s'achever. Ils sont encore là mais déjà, il y a des individus un peu partout dans le monde pour contester et même nier ce que les acteurs de l'Histoire ont fait et ce que ses témoins ont vu. Qu'est-ce que ce sera quand ils ne seront plus là ! C'est pourquoi il faut profiter d'eux, vite, les parents et les grands-parents, les oncles et les tantes, et leur faire raconter, et les enregistrer et les filmer, avant qu'il ne soit trop tard.

C'est curieux comme, de tous les écrivains contemporains marqués par l'occupation, la plupart l'ont été davantage par les collabos que par les résistants (et je m'inclue dans le lot). On en a encore eu la preuve éclatante il y a quelques semaines avec le succès du roman de doublement primé par l'Académie française et les Goncourt. A croire que depuis le film Le Chagrin et la pitié, les aspects les plus sombres, les plus noirs, les plus négatifs, les plus pervers de l'âme de nos compatriotes aient exercé une trouble séduction sur les esprits, bien davantage que l'héroïsme, le désintéressement, la solidarité.

Savez-vous comment se dit "résister " en allemand ? Oui, c'est justement en allemand que je voudrais le dire, ici, aujourd'hui : Stehen. Résister c'est tenir et se tenir. Stehen dit-on en allemand et ce mot est le leitmotiv du plus grand poète de langue allemande dans la seconde partie du XXème siècle, Paul Celan, déporté dans un camp de travail quand il était encore plus jeune que vous, à casser des cailloux, un camp où il a appris l'assassinat de ses parents un peu plus loin dans l'Europe enténébrée, dans un camp d'extermination. " Oh pourvu que je tienne jusqu'à l'aube… " mais cette phrase là, cette leçon d'espoir, elle n'est pas dans un poème de Paul Celan : Alphonse Daudet l'avait placée dans les pensées secrètes de la chèvre de M.Seguin, un modèle de résistance. Chaque fois qu'un personnage de roman se dresse et dit " non ", en n'obéissant qu'à ce que lui dicte sa conscience, il y a quelque chose en lui de l'esprit de la Résistance. Même si, bien sûr, certains romans et certains auteurs y sont plus sensibles que d'autres.

Personnellement, quand j'entends "non", je pense aussitôt à George Steiner qui mourra sans jamais savoir pourquoi, lorsqu'après avoir passé sa journée au bureau à organiser des massacres, un commandant de camp rentrait le soir à la maison et qu'il lisait des poèmes de Kleist à ses enfants puis écoutait des lieder de Schubert avec sa femme, pourquoi la poésie n'a pas dit " non ", pourquoi la musique n'a pas dit " non…"

Quelques exemples:

Patrick Modiano bien sûr de La Place de l'étoile (1968) à Un pedigree l'an dernier en passant par Livret de famille, Remise de peine, l'inoubliable Dora Bruder et d'autres encore. L'Occupation irradie tous ses romans, elle les nimbe de brouillard, d'indécision et d'intranquillité. Ses narrateurs enquêtent en permanence sur des disparitions. Encore que les résistants y apparaissent surtout en clair-obscur. Tout y baigne dans les eaux troubles de la nostalgie, du poids du passé supporté comme une fatalité.

Lydie Salvayre avec La compagnie des spectres en 1998, ou comment une mère transmet à sa fille sa colère, son indignation et la part de folie qui va avec. Pas sa mémoire mais sa révolte. Choquée par la lecture dans l'Express de l'interwview de Darquier de Pellepoix, ancien commissaire aux question juives non repenti, la mère se met à délirer quand un huissier de justice se présente chez elle pour un inventaire avant saisie, convaincue qu'il s'agit d'un milicien et que son traumatisme de l'Occupation resurgit. Tout le roman tourne autour de cette question : que transmet- on de notre fardeau à nos enfants ? Là , ce ne sont pas les livres d'histoire qui transmettent mais le roman familial. Or que faire quand un parent vous accable de ce qu'il a vécu ? L'auteur suscita de nombreuses réactions dont celle-ci dans une lettre de lecteur : " Madame, je vous reproche d'avoir fait d'un huissier un vichyste … alors que la monstruosité ordinaire des huissiers se suffit à elle-même. "

Notre dame des ombres de François Thibaux dans lequel le spectre du massacre de maquisards fusillés à l'été 1944 par des miliciens explose près de vingt ans après dans le sud du Massif central. A noter que ce roman a reçu le prix Paul Léautaud 1997, ce qui ne manque pas de sel quand on se souvient des sentiments pas franchement résistants de l'écrivain pendant la guerre.

1941 de Marc Lambron sur l'atmosphère de carnaval tragique qui règnait à Vichy, un de ces endroits où à force de soupconner tout le monde on ne surveille plus personne. Son héros le diplomate Pierre Bordeaux, attaché au cabinet du Maréchal, est en réalité un homme de l'ombre et un homme de Londres.

Dans La Maison rose, Pierre Bergougnioux fait le lien entre le récit de la mort d'un grand oncle en 1914 et celui des actes de résistance du narrateur comme s'il y avait bien une passerelle entre les deux sans que cela tourne pour autant à la germanophobie. Dans La Ligne, le même Bergougnioux met en scène un ancien maquisard qui avait été laissé pour mort et qui revient à la vie.

Didier Daenninckx, avec La mort n'oublie personne, dans laquelle une parodie de justice fait d'un authentique résistant déporté un assassin.

Parfois, ce n'est pas une question de sujet ou de personnages inspirés par la résistance mais bien une question d'imprégnation. Alors l'esprit de la résistance y est diffus mais réel. C'est le cas de Jérôme Garcin dont tous les livres sont animés du souffle de l'essai qu'il consacra à Jean Prévost, romancier, poète, auteur d'essais remarqués sur Baudelaire ou Stendhal mort à 43 ans en aout 1944 à la tête d'une compagnie de FFI dans le maquis du Vercors.

C'est le cas également d'Angelo Rinaldi de l'Académie française. L' exemple de son père Pierre-François Rinaldi, membre actif du réseau Combat en Corse, n'a jamais déserté son esprit. Tout ce qu'il fait est dicté par ça. Longtemps après la guerre, alors qu'il était critique littéraire à L'Express, Angelo Rinaldi a pris l'initiative d'une pétition nationale le jour où il a appris que le milicien Paul Touvier était acquitté. Cette pétition fit tant de bruit qu'elle poussa la cour a cassé le jugement, grâce à la réaction épidermique, irréfléchie, instinctive du fils d'un résistant qui n'a jamais oublié la leçon de son père. Dans son dernier roman paru cette année, Où finira le fleuve, Angelo Rinaldi trace d'ailleurs un beau portrait de vieille paysanne, une certaine Françoise, une innocente qui manie le pistolet et qui ne se pose pas de problème métaphysique quand il s'agit de dire non à Pétain. Pour elle, la question ne se pose même pas car elle résiste comme elle respire.

Signe des temps, les Justes, ces Français comme les autres dotés d'un courage hors du commun et d'une discrétion admirable, ces gens qui ont caché et sauvé des Juifs pendant la guerre au péril de leur propre vie, ces Justes donc vont être de plus en plus souvent honorés. Peut-être inspireront ils davantage les romanciers, de même que les résistants. Il serait peut-être temps que la littérature cesse de donner ses lettres de noblesse à la trahison. Nous avions des héros sous les yeux et nous sommes allés chercher des anti-héros ! C'est peut-être que la littérature est plus attirée par l'ambiguïté, le clair-obscur, les incertitudes, que par ce qui est clair, net et franc.

Peut-être aussi que sa vraie vocation est de creuser le Mal en l'homme, sa part d'ombre, obscure, noire, plutôt que le Bien tellement moins spectaculaire et attrayant A dire vrai quand on m'a demandé de traiter ce matin ce sujet " l'héritage de la résistance chez les écrivains contemporains " cela m'a paru facile. Mais quand je me suis penché réellement dessus, je me suis rendu compte qu'en fait, la génération des écrivains née après la guerre n'avait pas osé y toucher. Les quelques noms et titres que je viens de citer ne doivent pas faire illusion : ils sont l'exception et non la règle. Ce n'est rien ou presque. La Résistance est à peu près absente de la fiction française lorsqu'elle est écrite par ceux qui n'ont pas connu la guerre.

Pourtant, elles pourraient en inspirer des romans vrais, les vies exemplaires de Honoré d'Estienne d'Orves, Jacques Bingen, Pierre Brossollette, de l'historien Marc Bloch et du philosophe Jean Cavaillès. Des biographes, ils en ont déjà. Il leur manque des romanciers car si les historiens disent l'exactitude des choses et des événements, les romanciers, quand ils ont du génie (il y en a), touchent à la vérité profonde des êtres et donc à celle d'un pays. Leur absence dans la fiction française reflète un malaise. Mais force est de constater que la situation n'est pas la même en province où se produit de longue date un curieux phénomène : la Résistance y est bien présente dans la littérature locale, publiée et vendue sur place à 1000 exemplaires car là-bas tout le monde se connaît. Autrement dit, les collabos c'est pour les écrivains parisiens ; il est vrai que si les collaborateurs étaient à Vichy, les collaborationnistes étaient à Paris…

J'ai voulu comprendre cette absence, j'ai posé la question autour de moi à des écrivains, des historiens, des éditeurs. Et j'ai compris que malgré tout, on hésitait à s'emparer de ce passé encore tabou dans les familles. Non parce que ce passé pue comme c'est le cas parfois quand on touche aux collaborateurs, mais parce que ce passé est encore sanctifié comme tout ce qui relève de l'héroïsme et donc du sacré. Cela durera tant que ne sera pas totalement achevée l'ère des témoins. Après, ce sera plus facile, quand ca ne fera plus mal à personne et qu'il n'y aura plus de contentieux.

Aujourd'hui, les écrivains de ma génération, ceux qui sont âgés d'une cinquantaine d'années, et qui veulent prendre la guerre comme sujet, thème, paysage, matrice, personnage de leur roman, c'est vers la première guerre mondiale qu'ils se tournent : Jean Rouaud avec Les champs d'honneur, Marc Dugain avec La Chambre des officiers, Philippe Claudel avec Les ames grises et d'autres encore. Pour la guerre des résistants, le décalage et la décantation ne sont pas jugés encore suffisants. Cela viendra mais ce sera à vous qui êtes assis là, à vous de vous en charger, du moins ceux d'entre vous qui se sentent une vocation d'écrivain et un feu sacré de romancier. Ce sera à vous de relever le défi. N'oubliez pas cette matinée à l'assemblée nationale. Et quand vous écrirez, n'oubliez jamais celles qui ont donné ses lettres de noblesse à l'idée de résistance, n'oubliez jamais ceux qui ont fait du mot " Résistance " l'un des plus beaux de la langue française, ne laissez pas cette idée et ce mot s'abîmer.

Les traces littéraires laissées par les résistants au travers des écrits de Valentin Feldman, René Char et Jean Gosset

Par Fabienne Fédérini, Docteure en Sociologie

On prête à Jean-Paul Sartre le fait d'avoir déclaré qu'il avait été un écrivain qui résistait, et non un résistant qui écrivait. Or, il s'agit ici de s'intéresser justement à ces résistants, ces intellectuels, - des professeurs de philosophie, des écrivains, des poètes -, qui, tout en étant engagés dans la résistance armée, n'en ont pas moins écrit.

Certains ont rempli des carnets sans savoir si un jour ces textes seraient publiés (je fais référence aux Feuillets d'Hypnos de René Char) ; d'autres ont continué à travailler à leur discipline tels le philosophe Jean Cavaillès qui, dès qu'il était en prison, reprenait son traité de logique ; d'autres enfin ont laissé des témoignages sous forme de journal de guerre (Valentin Feldman, Marc Bloch ), de correspondances (Boris Vildé ), de récits ou de nouvelles (Jean Gosset).

Et même si, comme je viens de le dire, la nature de leur témoignage est diverse, ils ont néanmoins laissé ce que l'on peut effectivement qualifié d'héritage littéraire. Leurs textes nous parlent de ce à quoi ils croient, de ce pour quoi ils se sont engagés dans le combat clandestin ; leurs textes nous parlent aussi de fraternité, d'amitié et de mort. Tous ces résistants, dont je cite les noms et qui sont, pour la plupart d'entre eux, inconnus du grand public, appartiennent tous à cette catégorie très particulière que furent ceux que les historiens appellent les " pionniers ", c'est-à-dire les résistants de la première heure, les résistants des années 1940-1941, lorsque la résistance était balbutiante, la résistance d'avant 1942.

J'aurais aimé vous parler de tous, mais le temps qui m'est imparti ne me le permet pas. J'ai donc fait des choix. Je vais ainsi vous parler tout particulièrement de trois d'entre eux : Valentin Feldman, René Char et Jean Gosset. Ma communication s'organisera donc autour du Journal de guerre de Valentin Feldman (1909-1942), des Feuillets d'Hypnos de René Char (1907-1988) et de la nouvelle " Nuit blanche " de Jean Gosset (1912-1944), paru en décembre 1944 dans la revue Esprit.

Que dire d'eux, sinon qu'ils ont la trentaine en 1940, qu'ils sont tous les trois mariés, que Jean Gosset et Valentin Feldman ont déjà des enfants, qu'ils sont insérés dans la société française, appartenant le plus souvent à son élite culturelle. Jean Gosset est normalien, agrégé de philosophie tout comme Valentin Feldman. Ce ne sont donc ni des ratés, ni des inadaptés tel que le disait un autre pionnier, Emmanuel d'Astier de la Vigerie pour se caractériser à cette époque-là. Ce ne sont pas non plus des aventuriers.

Dans les années trente, ils ont eu tous les trois une activité militante : Feldman est communiste, Gosset appartient à l'équipe de la revue Esprit, Char signe des pétitions et participe aux manifestations anti-fascistes. Quand la guerre éclate, ils sont volontaires, comme 20% des 90 pionniers effectivement mobilisés . Comme 90% d'entre eux aussi, ils demandent à s'engager dans les unités combattantes. Leur attitude au combat leur vaut l'attribution d'une croix de guerre. Leur refus de l'armistice et de l'occupation nazie est immédiat. Des trois, seul le poète René Char survit au combat clandestin.

I. Le Journal de guerre de Valentin Feldman

Qui est Valentin Feldman ?

Né en Russie en 1909, Valentin Feldman, qui perd son père durant la Première guerre mondiale, arrive en France à 13 ans avec sa mère. Il ne parle pas un mot de français. Après une scolarité au lycée Henry IV, il poursuit ses études de philosophie à la Sorbonne. Naturalisé français en 1931, il devient agrégé de philosophie en 1939. Engagé dans les batailles politiques de son temps (participation à la campagne électorale à Reims en vue de la victoire du Front populaire et organisation du soutien aux réfugiés républicains espagnols de la région de Fécamp), il adhère au parti communiste en 1937. Bien que réformé en raison de problèmes cardiaques importants, il s'engage sur le front en septembre 1939. Son attitude lors des combats de mai-juin 1940 lui vaut l'attribution de la croix de guerre. A l'automne 1940, il devient agent de liaison. Arrêté en février 1942 à la place d'un autre résistant, il est fusillé au mont Valérien le 27 juillet et lance aux soldats allemands chargés de son exécution : " Imbéciles, c'est pour vous que je meurs ! ".

Que nous apprend la lecture du Journal de guerre (1940-1941) de Valentin Feldman, qui part de la drôle de guerre jusqu'à l'engagement dans la résistance ?

Valentin Feldman est hostile aux accords de Munich et, de manière corollaire, il n'est pas pacifiste en 1940 : " On ne payera jamais les conséquences de Munich. Ni pour la paix perdue, ni pour la guerre à gagner. " Pour lui, la guerre qui éclate en septembre 1939 fait donc sens. C'est une guerre contre le nazisme : " c'est encore un de ces dilemmes dont on ne peut sortir : ou on fait la paix ou on fait la guerre […]. Il faut choisir entre une Europe hitlérisée ou la révolte de l'Europe contre cette hitlérisation de plus en plus ample. Tout est là : ou bien on accepte ou bien on refuse ; l'hitlérisme est un des phénomènes contre lequel il faut prendre parti, sans nuances. "

Toutefois, bien que prêt à faire la guerre parce qu'elle représente le dernier moyen après tous les autres employés durant l'entre-deux-guerres, pour faire échec au nazisme et parce qu'il n'y a pas d'autre choix, Valentin Feldman n'a pas, pour autant, de fascination particulière pour la guerre. Il regrette même d'avoir à adopter une pratique sociale, certes adaptée aux circonstances de temps et de lieu, mais très loin de tout ce en quoi il croit :

"Dimanche [12 mai 1940]. Je sens qu'en acceptant la guerre je suis complice de toutes les saloperies dont la conscience, la seule conscience, entraîne mon adhésion aux valeurs qui m'obligent à accepter la guerre. Sacrifier à certaines valeurs toutes les raisons sentimentales pour lesquelles j'accepte sciemment tout le système des valeurs. Tout cela n'est pas nouveau, pas plus que l'histoire de cet homme civilisé, qui un jour combattit contre la barbarie par des moyens barbares et qui est devenu barbare lui-même. Ou devenir barbare en combattant la barbarie, ou accepter la barbarie, en fait, par horreur de la barbarie. Tout est là. Sans doute, le choix est-il une affaire de tempérament : je ne peux accepter passivement, comme je ne peux, pendant un bombardement, rester dans un abri. "

L'entrée en résistance de Valentin Feldman s'inscrit donc dans la continuité du combat anti-fasciste qu'il mène depuis les années trente. C'est ce qui permet de comprendre non seulement son engagement volontaire de 1939 mais aussi son " refus d'accepter " la débâcle , l'armistice et l'occupation allemande. Ainsi, tout en étant démobilisé militairement, il reste néanmoins mobilisé politiquement : " j'ai passé ma mauvaise humeur à graver sur un morceau de bois un non " . Et ce refus qu'il exprime dès juillet 1940 ne connaît aucune limite : " Résumons-nous : l'extrême servitude vous redonne le goût de la première, de la primitive liberté. Il y a des limites à la servitude : il n'est pas de limites au refus ".

La lecture du Journal de guerre de Valentin Feldman confirme aussi ce que nous avions déjà mis au jour pour d'autres intellectuels, à savoir qu'un certain nombre d'entre eux pense à partir des années 1938 que le témoignage ne suffit pas, qu'il convient de passer à autre chose. Et cet " autre chose " c'est le passage à l'acte, c'est l'engagement dans la résistance active : " Ne se sent-on jamais témoin que si l'on est acteur […]. Ce n'est pas la lecture des journaux qui me fera sentir ma présence dans cette année de grâce 1941 […]. C'est autre chose, bien autre chose, qui donne le sens de la présence historique dans l'historicité concrète du monde. […] Etre c'est parier sur le devenir, par l'expérience du risque. " Quelques mois plus tard, soit juste avant de mettre un point final à son Journal de guerre, il persiste : " L'aventure n'est pas dans les livres. Etre celui qui nie l'aventure parce qu'il fait l'aventure. Et non pas dans le silence docile d'une nuit où, follement, librement, la conscience fut son propre néant "

II. Les Feuillets d'Hypnos de René Char

Qui est René Char ?

Né en 1908 dans le Vaucluse (à l'Isle-sur-Sorgue), René Char adhère au mouvement surréaliste d'André Breton en 1929, qu'il quitte cinq ans plus tard. Engagé dans son temps, il dédie en 1937 son Placard pour un chemin des écoliers aux " enfants d'Espagne ". Engagé volontaire et affecté sur le front d'Alsace, René Char explique en décembre 1941 qu' " après le désastre, je n'ai pas eu le cœur de rentrer dans Paris. A peine si je puis m'appliquer ici, dans un lointain que j'ai choisi, mais je trouve encore à proximité des allées et venues des visages résignés à eux-mêmes et aux choses. Certes, il faut écrire des poèmes, tracer avec de l'encre silencieuse la fureur et les sanglots de notre humeur mortelle, mais tout ne doit pas se borner là. Ce serait dérisoirement insuffisant. "

Dès 1941, il entre dans la clandestinité et dans la résistance armée, où il se distingue par son courage et son sang-froid. Volontairement, même s'il continue d'écrire, il ne publie rien de 1940 à 1944, justifiant ainsi son attitude : " les poèmes auxquels je travaille resteront inédits, aussi longtemps qu'il ne sera pas produit quelque chose qui retournera entièrement l'innommable situation dans laquelle nous sommes plongés. Mes raisons me sont dictées en partie par l'incroyable et détestable exhibitionnisme dont font preuve depuis le mois de juin 1940 trop d'intellectuels parmi ceux dont le nom jadis était précédé ou suivi d'un prestige bienfaisant, d'une assurance de solidité quand viendrait l'épreuve qu'il n'était pas difficile de prévoir… On peut être un agité, un déprimé ou moralement un instable, et tenir à son honneur ! Faut-il les énumérer ? Ce serait trop pénible. "

Après la Libération, René Char renonce à toute carrière politique et fait paraître deux recueils de poèmes qui établirent définitivement sa renommée, Seuls demeurent (1945) et le Poème pulvérisé (1947), bientôt réunis dans Fureur et Mystère (1948). Quant aux Feuillets d'Hypnos (1946), c'est ce qui reste des carnets que René Char (Hypnos) a écrits de 1940 à 1944, puisque il en brûla une partie.

Que nous apprend la lecture des Feuillets d'Hypnos et autres écrits ?

Pour introduire ces feuillets, le poète écrit : " ces notes marquent la résistance d'un humanisme conscient de ses devoirs, discret sur ses vertus, désirant réserver l'inaccessible champ libre à la fantaisie de ses soleils, et décidé à payer le prix pour cela.

"Il revient souvent sur ce que la guerre, la résistance a fait de lui à la fois dans cet aphorisme " agir en primitif et prévoir en stratège " et dans cette lettre adressée à un de ses amis : " je ne veux oublier jamais que l'on m'a contraint à devenir - pour combien de temps ? - un monstre de justice et d'intolérance, un simplificateur claquemuré, un personnage arctique qui se désintéresse du sort de quiconque ne se ligue pas avec lui pour abattre les chiens de l'enfer. "

Et puis pour mieux vous faire comprendre encore ce à quoi les résistants étaient confrontés, les choix qu'ils devaient faire, il y dans les Feuillets d'Hypnos la description précise de l'exécution d'un camarade de combat, prix pour sauver tout un village :

"Horrible journée ! J'ai assisté, distant de quelque cent mètres, à l'exécution de B. Je n'avais qu'à presser la détente du fusil-mitrailleur et il pouvait être sauvé ! Nous étions sur les hauteurs dominant Céreste, des armes à faire craquer les buissons et au moins égaux en nombre aux SS. Eux ignorant que nous étions là. Aux yeux qui imploraient partout autour de moi le signal d'ouvrir le feu, j'ai répondu non de la tête… Le soleil de juin glissait un froid polaire dans mes os. Il est tombé comme s'il ne distinguait pas ses bourreaux et si léger, il m'a semblé, que le moindre souffle de vent eût dû le soulever de terre. Je n'ai pas donné le signal parce que ce village devait être épargné à tout prix. Qu'est-ce qu'un village ? Un village pareil à un autre ? Peut-être l'a-t-il su, lui, à cet ultime instant ? " René Char dit aussi combien la résistance représente l'espoir : " Résistance n'est qu'espérance. Telle la lune d'Hypnos, pleine cette nuit de tous ses quartiers, demain vision sur le passage des poèmes " . Mais la résistance c'est aussi le sacrifice des compagnons d'armes : " J'aime ces êtres tellement épris de ce que leur cœur imagine la liberté qu'ils s'immolent pour éviter au peu de liberté de mourir. "

III. " Nuit blanche ", Esprit, 1er décembre 1944, Jean Gosset

Qui est Jean Gosset ?

Né en 1912 à Montreuil, Jean Gosset est agrégé de philosophie, ancien élève de l'ENS (promotion lettres, 1932) C'est en 1933 qu'il rejoint l'équipe d'Esprit. Il milite aussi au sein des collèges de travail dans le cadre de l'éducation populaire prônée par la CGT. Mobilisé en septembre 1939, il participe à la campagne de Belgique, puis à la bataille de Dunkerque. A l'issue de ces combats, il réussit à échapper à la captivité en s'embarquant pour l'Angleterre. Cherchant à " faire quelque chose " dès sa démobilisation, il entre officiellement dans le mouvement de résistance Libération-Nord en janvier 1942, puis participe à la création du réseau de renseignements Cohors-Asturies aux côtés de Jean Cavaillès, dont il devient l'adjoint, puis le successeur après son arrestation en août 1943. Lui-même est arrêté en avril 1944. Il est déporté à Neuengamme. Il y décède le 21 décembre 1944.

Que nous apprend la nouvelle " Nuit blanche " de Jean Gosset sur la résistance ?

Ecrite en décembre 1943 et publiée par la revue Esprit en décembre 1944, cette nouvelle est un testament, même si elle n'est pas écrite comme tel. Au moment où elle est publiée par Esprit, Jean Gosset est déjà mort, mais la nouvelle de sa mort n'est pas connue. Comme personne ne sait où il est, le texte n'est pas signé. Ce texte raconte donc la nuit blanche d'un résistant (Olivier, c'est-à-dire Jean Gosset lui-même) chargé d'une mission d'espionnage dans une baie bretonne en vue d'une action préparatrice au débarquement des Alliés.

On peut y lire l'un des plus beaux portraits, et sans doute le plus bel hommage rendu par Jean Gosset au philosophe de logique Jean Cavaillès (Dorian), qui fut son professeur à l'ENS quand Jean Gosset était agrégatif. A cette date, ce dernier a déjà été arrêté par la Gestapo (août 1943). " Dorian lui-même, toujours prêt à retenir Olivier et à lui reprocher de s'exposer chaque fois qu'il voulait faire quelque chose, n'avait pas eu d'objection. Guère de danger, en vérité ; mais il lui en fallait parfois beaucoup moins, au patron, quand il s'agissait des autres, et spécialement d'Olivier. Olivier avait longtemps admiré sans comprendre, avant la guerre, ses exploits, ses gageures d'alpiniste . Maintenant, il commençait à en voir le sens ; il croyait possible de lui ressembler, de dominer un jour la crainte du danger qui le quittait encore difficilement, de ne plus avoir à lutter contre lui-même. Il n'atteindrait jamais à la bravoure spontanée, si naturellement associée à la claire conscience des risques, qu'il ne connaissait pas chez d'autres que chez Dorian. "

Il y a aussi une description toute empreinte de tragédie de ce que signifie l'amitié dans la lutte clandestine, cette " fraternité ", si intense et si douloureuse, à un moment pourtant où " ce n'était pas l'heure de l'amitié ; c'était l'heure du combat ; l'heure où l'on devait réussir ". " Fraternité toute momentanée dans son intensité, on la sent si fragile qu'on émet anxieusement le vœu de ne pas se perdre de vue, de se réunir… A quoi bon ? Dorian, bien sûr et Gilberte, et Raymond, et… c'est presque tout. Ces amitiés, nées ou fortifiées dans la lutte, leur vérité, même les rend tragiques. Pas seulement la menace de mort, la crainte de perdre ceux à qui on a eu la faiblesse de s'attacher. Jamais le temps de faire vivre et grandir une intimité, jamais le loisir même d'y pénétrer vraiment quand l'absolue confiance ordonne d'enfreindre, pour une fois, le devoir de ne pas le faire. On mourra sans s'être dit, sans avoir vécu l'essentiel, occupés qu'on est à des gestes, à des soucis étrangers et captivants dont on n'aurait pas dû avoir besoin pour se connaître et s'aimer. "

Enfin, malgré la nécessité, qui était de l'ordre de la survie , de maintenir une double vie avec le cloisonnement des activités légales et illégales, il devient plus en plus difficile pour les résistants engagés dans le combat clandestin de continuer à assurer cette double vie au fur et à mesure des années : " On ne mesure pas, en s'engageant dans ce métier de la lutte clandestine, combien il est impossible de le faire en amateur. On apprend peu à peu qu'il faut s'y donner entier, que le travail régulier en souffre, et que le travail libre disparaît. "

Ces trois résistants ont donc essayé de faire ce que René Char résume si bien en avant-propos de son recueil de poèmes Recherche de la Base et du Sommet : " certains jours, il ne faut pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire ". Ce fut en effet un peu cela leur challenge : comment nous communiquer à nous qui n'avons pas connu cette époque ce que fut leur refus souvent, leur colère parfois, ce qu'ils ressentirent face à la débâcle, puis face à l'occupation nazie ? Or je crois qu'au-delà de ce qu'ils firent, ils laissent des témoignages d'une rare intensité ; témoignages qui nous permettent aussi de mieux comprendre leur engagement résistant à un moment (en 1940/1941) où cela pouvait paraître, où cela peut nous apparaître, comme une pure folie.

Je vous remercie.

Fin de citation.

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